DOI: 10.5965/2175180306112014193
http://dx.doi.org/10.5965/2175180306112014193



L’enseignement des sujets controversés dans l‘école française : les nouveaux fondements de l'histoire scolaire en France ?

Benoit Falaize

Diplômé en sociologie politique (DEA Paris-I Sorbonne). Actuellement, agrégé d’histoire et doctorant à l’Université de Cergy Pontoise.
b.falaize@voila.fr

Résumé
Cet article jette un regard sur les fonctions sociales de l’histoire à l’école, en France, pour décrire les principales finalités de l’enseignement de l’histoire, régulièrement énoncées depuis la seconde partie du XIXe siècle. L’auteur rappelle la problématique de l’enseignement des questions sensibles de l’histoire, qui émerge dans les débats scolaires, publics et politiques français. Accompagnant en cela les débats autour des questions de mémoires, les activités de classe sont soumises à l’interrogation d’une société tout entière invitée à scruter le dedans de l’école et de ses contenus d’enseignement de l’histoire, afin d’y voir occultations, manquements, ou amnésies nationales. Ensuite, l’auteur analyse le tournant mémoriel qui date des années 1980 qui s’observe dans les prescriptions scolaires, pour parler du problème de la place qu’ont en classe les traumatismes de l’histoire nationale et aussi de la manière dont l’histoire est convoquée pour dire la victimisation, pour dire l’horreur de l’histoire, comme, par exemple, la question de la Shoah ou de la colonisation et la réaction des élèves en face de tels sujets sensibles. De toute façon, enseigner les drames du passé ou les sujets controversés de l’histoire nationale marque une rupture avec une tradition scolaire mais aussi académique française : alors que l’histoire enseignée mettait en avant les ancêtres auréolés de gloire et de sentiments nationaux ou chrétiens, le retour en force au cours des années 2000 des débats sur l’histoire de France et les enjeux de mémoire a participé de la désacralisation définitive de la Nation, qui est progressivement sortie d'une histoire immobile, chauvine, jalonnée de figures héroïques dont le destin se confondait avec celui de la nation.

Mots-clés :Enseignement d’histoire; Histoire récente de France; Shoah; Colonisation; Mémoires.

Controversial subjects teaching in French schools: new grounds for school history in France ?

Abstract
This article takes a look at the social functions of history in school, in France, to describe the main purposes of history teaching, regularly stated since the second half of the nineteenth century. The author recalls the question of teaching sensitive issues of history, which emerges in public and political debates about schooling. Accompanying in that the debates around questions of memory, classroom activities are subject to the interrogation of an entire society, invited to examine the interior of school and its content of history teaching, ready to find concealments, insufficiencies, or national amnesia. Then the author analyzes the memorial turn that dates from the 1980s, which is seen in school requirements, to discuss the problem of the place that have in classroom the traumas of national history, how history is called to talk about the victimization and the horrors of history, as, for example, the issue of the Holocaust or colonization, and the reaction of students faced with such sensitive issues. Teaching the dramas of the past or controversial topics of national history can be considered a disruption with a school tradition, but also with an academic tradition in French : while the history taught emphasized the ancestors crowned with glory and national or Christian sentiments, the resurgence in the 2000s of the debates around history and issues of memory in France promoted the final desacralization of the Nation, which went away gradually from a chauvinistic, motionless history, marked by heroic figures whose fate mingled with that of the nation.

Key words: History teaching; Recent history of France; Holocaust; Colonization; Memories.

O ensino de temas controversos na escola francesa: os novos fundamentos da história escolar na França?

Resumo
Este artigo lança um olhar sobre as funções sociais da história na escola, na França, para descrever as principais finalidades da história, regularmente enunciadas desde a segunda metade do século XIX. O autor relembra a problemática do ensino das questões delicadas da história, que emerge nos debates escolares, públicos e políticos na Franca. Acompanhando nisto os debates sobre as questões de memórias, as atividades de sala de aula estão sujeitas à interrogação de uma sociedade inteiramente convidada a perscrutar o interior da escola e de seus conteúdos de ensino da história, a fim de ver nela ocultações, faltas ou amnésias nacionais. Em seguida, o autor analisa a virada memorial que data dos anos 1980 que se vê nas prescrições escolares, para falar do problema do lugar que ocupam em sala de aula os traumas da história nacional e também da maneira pela qual a história é convocada a falar sobre a vitimização, para falar sobre o horror da história, como, por exemplo, a questão do Holocausto ou da colonização e a reação dos alunos e face de tais temas delicados. De todo modo, ensinar os dramas do passado ou os assuntos controvertidos da história nacional marca uma ruptura com uma tradição escolar, mas também acadêmica francesa: enquanto a história ensinada colocava em primeiro plano os ancestrais aureolados de glória e de sentimentos nacionais ou cristãos, o retorno forçado no curso dos anos 2000 dos debates sobre a história da Franca e as implicações de memória participou da dessacralização definitiva da Nação, que saiu progressivamente de uma história imóvel, chauvinista, balizada pelas figuras heroicas cujo destino se confundia como da nação.

Palavras-chave: Ensino de história; História recente da França; Holocausto; Colonização; Memórias.

S’il existe en France une sorte de consensus d’évidence, qui fait du lien entre l’école, la transmission des savoirs et l’histoire, un moment fondateur de la République et de l’identité nationale, c’est sans doute parce que les fonctions sociales de l’histoire à l’école, en France, relèvent d’une histoire longue.

Les principales finalités de l’enseignement de l’histoire, régulièrement énoncées depuis la seconde partie du XIXe siècle, sont de plusieurs ordres. La première d’entre elles est morale. Comme le montrent Patrick Garcia et Jean Leduc (GARCIA, LEDUC, 2003) depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de France vise soit à donner en exemple des personnages majeurs représentatifs de l’universel français, soit à incarner des valeurs de la République et des idéaux français. La seconde finalité vise à promouvoir un modèle de socialisation. S’intégrer à la nation passe par l’apprentissage de l’histoire, tant il est investi d’une mission identitaire. C’est toute l’histoire de l’école, du XIXe siècle jusqu’au second XXe siècle. C’est autour d’une forme scolaire de discours historique, qu’il est d’usage désormais de désigner sous l’expression de « roman national », que s’est développé tout un ensemble de figures, de thématiques visant à mettre en lumière « les valeurs universelles qui s’expriment aussi bien par son rayonnement culturel aux XVIIe et XVIIIe siècles que par celui des idéaux de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. » (GARCIA, LEDUC, 2003, p. 275) Autour de thématiques très largement issues de Michelet, mais aussi de Renan, le Second Empire puis la IIIe République vont faire en sorte de diffuser un enseignement propre à fonder une « conscience française ». La formule « Tu dois aimer la France parce que la nature l’a faite belle et que son histoire l’a faite grande », qu’il fallait apprendre par cœur, résonne aujourd’hui comme l’héritage le plus symptomatique d’Ernest Lavisse et de ses manuels, régulièrement réédités avec un succès constant. Au fond, à l’histoire sainte se serait substituée une histoire sacrée de la France et de la patrie, par le « transfert du divin à l’histoire nationale », car « seule l’histoire est qualifiée pour atteindre l’essentiel de l’identité de la France ».(DETIENNE, 2010, p.127)

Cette notion de « roman national » n’est pas spécifique de la France (CABANEL, 2007). Ces dernières années, beaucoup de chercheurs dans le monde ont été amenés à dire la manière dont chaque nation (la leur le plus souvent) se racontait. Qu’il s’agisse du Chili (MAYORGA, 2010), d’Israël (BEN AMOS, 2010), de la Bulgarie (DEYENOVA, 2000), chaque nation et chaque institution scolaire ont élaboré un ensemble de contenus scolaires destinés à dire du « nous », à fonder du commun. Deux colloques récents en ont dressé un inventaire international (BALLINI, PÉCOUT, 2007 ; FALAIZE, HEIMBERG, LOUBES, 2013). En proposant, à l’instar du « roman familial » de la psychanalyse, un discours avec ses plis et ses replis, avec ses gloires et ses traîtres, avec ce que l’on peut dire et ce que l’on tait, ses hypermnésies et ses refoulements ou occultations (CONAN, ROUSSO, 1996), l’école donne un récit cohérent du passé de la nation, créant du continu narratif dans le discontinu de l’histoire tout en maintenant l’illusion généalogique de l’unité historique du commun, de l’unité de ce qui fait le « nous » des nations. Chaque entité politique, à l’ère des nations du XIXe siècle, a eu la volonté d’« inventer la tradition » (HOBSBAWM, RANGER, 2006) pour des « communautés imaginées » (ANDERSON, 2002).

Dès lors, aussi impliquée dans la construction du politique et du national, la finalité civique de l’enseignement de l’histoire a longtemps constitué un objectif central, avant même la IIIe République (BRUTER, 1997). L’histoire enseignée est reconnue communément comme étant le gage d’une formation citoyenne, d’une part en permettant la construction d’un esprit critique pour agir dans la société de façon libre et responsable, et d’autre part en créant une culture civique commune à l’ensemble des futurs adultes scolarisés en France. L’histoire forme le citoyen. C’est une sorte de topos de la discipline.

Est-ce à dire que la finalité cognitive, intellectuelle, savante, est absente de la problématique française ? Certainement non. Les finalités intellectuelles ont toujours été au cœur du dispositif scolaire. L'école considérait et considère encore que l'histoire est une somme de savoirs à maîtriser, y compris dans les remuements de l'historiographie, mais aussi des savoirs-faire de raisonnement, d'exposition de ces idées : bref, une sorte d'art historien décliné à la française...

Depuis une vingtaine d’années cependant, la question de l’enseignement des questions sensibles de l’histoire émerge dans les débats scolaires, publics et politiques français. Accompagnant en cela les débats autour des questions de mémoires, les activités de classe sont soumises à l’interrogation d’une société tout entière invitée à scruter le dedans de l’école et de ses contenus d’enseignement de l’histoire, afin d’y voir occultations, manquements, ou amnésies nationales.

À regarder rapidement cette actualité mémorielle en plein renouvellement (BONAFOUX, DE COCK, FALAIZE, 2007), on serait tenté d’y voir une authentique révolution, ou au moins une rupture avec le passé de la discipline historique et de sa place dans l’école française. Depuis la parution du livre de Suzanne Citron, Le Mythe national (CITRON, 1989), c’est le roman national qui semble fragilisé, remis en cause et réévalué sous un nouveau jour. Il ne se passe pas une rentrée scolaire, une actualité mémorielle ou législative, sans que les contenus d’histoire abordés à l’école, ou même la manière de raconter l’histoire de France, ne soient remis en cause, interrogés et sommés de rendre compte des traumas du passé national.

Ce tournant mémoriel qui date des années 1980 s’observe dans les prescriptions scolaires et les velléités régulières du législateur d’en influencer l’écriture. Il s’analyse aussi dans les contenus des manuels scolaires, objets scolaires devenus à ce point référent qu’aucun éditeur, aujourd’hui, ne voit sans appréhension le moment de s’atteler aux chapitres des sujets réputés sensibles. De même, l’effectivité des leçons présentées en classe, dans l’ordinaire du quotidien scolaire, traduisent ce tournant mémoriel des 20 dernières années. En quoi enseigner ces sujets sensibles pour la société française ou européenne (on voit comment partout en Europe les mêmes questions se posent) constituent-elles une rupture dans l’ordre scolaire ordinaire ?

L’histoire tout entière est devenue un de ces sujets sensibles, une de ces questions vives de l’enseignement qu’évoquent Alain Legardez et Laurence Simonneaux dans leurs travaux sur la didactique des disciplines enseignées (LEGARDEZ, SIMONNEAUX, 2006). Pour eux, un sujet d’enseignement est vif quand il réunit plusieurs facteurs. Le premier touche à la vivacité de la question dans l’ensemble de la société, notamment si le sujet abordé en classe connaît des développements médiatiques intenses, objets de controverses. Le second est lié aux débats internes à la discipline. Clairement la révolution française a longtemps été un terrain de débats historiographiques faisant de cette question d’histoire une question vive. Et enfin pour caractériser la « vivacité » d’une question d’enseignement, il faut aussi, selon ces auteurs, qu’elle soit sensible en classe, quand l’enseignant peut lui même être mis en difficulté par rapport aux connaissances nécessaires pour faire classe comme en fonction des réactions des élèves.

République, trauma et didactique

A l’occasion de ces débats mémoriels très lourds d’enjeux en France comme ailleurs en Europe, l’historien Pierre Nora a souvent utilisé la formule qui dit que, au-delà du silence, de l’amnésie parfois salutaire, « la mémoire divise, l’histoire réunit ». L’histoire serait là pour dire le vrai, ou du moins rendre raison des querelles de mémoires que chaque communauté nationale ou européenne pourrait nourrir. Aujourd’hui, dans les salles de classe de l’école française, le cours d’histoire divise lui aussi. De facto, le cours d’histoire a toujours divisé. Dans les régions hostiles à la Révolution française, les instituteurs de la République ont dû souvent batailler ferme pour faire entendre la voix d’une France républicaine, au risque de taire les massacres de la révolution, au risque d’un unanimisme de façade. Mais chemin faisant, le temps et les épreuves du temps national aidant, un discours consensuel ou apparaissant comme tel, a pu se développer, surtout autour des années 1945-1965, au bénéfice d’une libération et d’une reconstruction tout entière soumise au progrès social des Trente glorieuses. Certes les débats autour de l’Union soviétique et de la nature du communisme ont pu alimenter les controverses scolaires de ces années, jusqu’à la décennie 80. Mais aujourd’hui, depuis une quinzaine d’années maintenant, l’histoire enseignée divise elle aussi, comme au temps des combats fondateurs de la République. Les classes connaissent une série d’incidents difficilement mesurables statistiquement dans son ampleur réelle, mais dont le témoignage permet d’évaluer le désarroi, ou l’inconfort des enseignants d’histoire, et pas seulement, face à des sujets intéressant l’histoire nationale et, de ce fait, l’identité française. D’une part, il semble difficile pour les enseignants d’histoire de définir un roman national qui ait la même force intégratrice que celui produit avant les années 1970 en France. Au roman traditionnel, aucun récit cohérent n’est venu se substituer à une vision téléologique reposant sur la monarchie, la chrétienté et la nation présentées comme un continuum sans histoire. D’autre part, les professeurs sont confrontés à toute une série de difficultés spécifiquement scolaires, de remises en cause des contenus d’enseignement, mais aussi de leur manière d’enseigner, de leur didactique, par les élèves y compris. Difficultés ontologiques donc, mais aussi pratiques, qui interrogent aujourd’hui non seulement l’école mais aussi la société tout entière. Tout se passe comme si, dans l’école française, les pratiques étaient loin de ce que Paul Ricoeur appelait l’exercice d’une « juste mémoire », c’est-à-dire la capacité à élaborer une conjonction respectueuse et harmonieuse de l’histoire et de la mémoire, jusque et y compris dans la pédagogie comme dans la didactique.

Les traumatismes de l’histoire nationale s’inscrivent dans des événements déchirants. Evénements de souffrance individuelle, familiale et collective au sens large. Du génocide arménien, à la Grande guerre, des répressions coloniales, à la seconde guerre mondiale où l’événement paradigmatique du trauma au XXe siècle, la Shoah, fait figure de paradigme. La destruction des juifs d’Europe est l’événement à l’aune duquel chaque mémoire meurtrie tente de comparer son destin. D’une certaine manière, l’histoire de l'immigration en France porte aussi en elle des éléments traumatiques, tant elle fait de deuils réels, matériels et symboliques, et a fortiori lorsque cette immigration majoritairmenet post coloniale est réalisée dans un contexte d’humiliation. De ce point de vue, l’histoire française de l’immigration des Harkis après la guerre d’Algérie est symptomatique de ce que nous entendons par trauma en histoire. L’événement s’inscrit en contexte colonial et se prolonge en métropole et en Algérie indépendante par un double processus de rejet. Cantonnés dans des camps, dont celui de Rivesaltes, ou installés dans des villages ou hameaux de forestage, les supplétifs de l’armée française et leur famille tentent de survivre au déshonneur, aux restrictions et aux discriminations. En Algérie, ils meurent des balles vengeresses des règlements de compte d’après-guerre.

Comment dire le trauma en classe sans tomber, en histoire, dans une écriture du pathos, éloignée des canons scientifiques de l’écriture de l’histoire ? Comment dire les plaies apparentes ou symboliques des populations meurtries, sans ignorer la froide (et nécessaire ?) mise à distance des faits et des documents parfois en contradiction avec les mémoires telles qu’elles se transmettent de génération en génération et telles qu’elles peuvent s’exprimer dans les classes ? La notion de « mémoires traumatiques » a-t-elle-même un sens ? Cette tension entre le devoir de vérité et le devoir de mémoire et de compassion, c’est celle qui anime l’ensemble des écrits concernant la Shoah, mais aussi les pratiques les plus ordinaires de la classe. Par extension mimétique, elle parcourt les travaux des spécialistes de la colonisation, de l’esclavage et des moments d’histoire dramatiques.

De fait, depuis la fin de la Première guerre mondiale, et après l’enfer des tranchées et de la « boucherie », les militants pacifistes ont brandi le « plus jamais çà » désormais repris systématiquement. Dès l’après-guerre, la forme prise par la manière dont on va dire l’horreur de l’événement, passe par le récit, qu’il soit autobiographique ou littéraire. Henri Barbusse, Erich Maria Remarque en sont les expressions les plus connus. Car dans la volonté de maîtriser l’événement dans toute sa violence, parce qu’on ne peut pleinement le comprendre, le passage par le récit est fondamental. En se réunissant dans des congrès d’anciens combattants jusqu’à très tard au XXe siècle, les « poilus » rejouent l’événement par la parole, la mise en mots des souvenirs. Ce phénomène s’exprime aujourd’hui avec une force décuplée autour de ce qu’il est convenu d’appeler en France les « enjeux de mémoire ». Initiés par la libération de parole des années 1980 autour de la Shoah, les récits qui répètent l’événement traumatique se multiplient. Contre le refoulement de la mémoire, les contemporains estiment implicitement ou explicitement que la répétition par la parole, le récit, la forme narrative, permet de penser (nouvelle forme du sacré ?) que l’on pourra éviter la répétition de l’acte.  Plus encore, l’histoire est sommée de dire la dette, dans une reconnaissance de l’humiliation subie, pour une réparation symbolique (et pas que) des torts subis dans le passé. A l’encontre de ce que disait Marc Bloch,  pour qui faire de l’histoire c’est comprendre, mais ne jamais juger.

La manière dont l’histoire est convoquée pour dire la victimisation, pour dire l’horreur de l’histoire, pose un problème à la France dans l’expression scolaire de son récit national. Jusqu’aux années 1970, l’histoire de France se déclinait sous le mode de l’homogénéité et de la cohérence portée vers l’avenir (radieux ou non). La France avait ses territoires, ses clochers ruraux, ses héros positifs et semblait vouloir rayonner sur le monde grâce à sa culture et à ses valeurs humanistes et révolutionnaires (les Droits de l’Homme) mais aussi grâce à ses territoires coloniaux. Depuis la fin des années soixante dix, et de façon concomitante, à la (dé)faveur de la décolonisation, du retour de mémoire du rôle de la France et de Vichy dans la déportation des juifs pendant la guerre, tout se passe comme si la France ne pensait plus, et que de façon coupable, qu’à ses victimes. Dans l’écriture de l’histoire et la manière de se percevoir sur le temps long, la France est passée des lendemains qui chantent aux hiers qui déchantent.

Les recherches qui ont été menées pendant plus de dix ans à l’Institut national de recherche pédagogique permettaient de mieux circonscrire ce qui constitue les difficultés scolaires liées à ces sujets délicats, sensibles, ou controversés de l’histoire récente européenne. Elles s’inscrivent dans un champ de recherche de plus en plus armées théoriquement, notamment depuis quelques années, dans le cadre soit de la didactique (TUTIAUX-GUILLON, N., et NOURISSON, 2003), soit de la sociologie du curriculum (LANTHEAUME, 2003). Ce sont les conclusions provisoires de ces recherches en cours de réalisation dont il est possible de proposer d’avancer certaines de leurs conclusions provisoires, mais également de relire une enquête réalisée dans l’Académie de Versailles, entre 2000 et 2003 : Entre mémoire et savoirs : l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation (CORBEL, FALAIZE, 2003).

Une enquête qui pose la question des limites des recherches en didactique

La recherche que nous avions menée s'était déroulée dans un contexte très particulier. Les entretiens se sont inscrits dans une époque historique particulièrement féconde et riche en " échos du passé ". Le temps de l'enquête fut celui d'un contexte politique et international particulièrement riche et porteur de sens y compris pour l'objet que nous avons retenu. La persistance du conflit en Palestine, ses soubresauts répétés et l'accentuation des combats, le 11 septembre 2001, le retour, en France, de la mémoire de la guerre d'Algérie, avec sur le devant de la scène médiatique les accusations de torture concernant différents cadres de l'armée française, les débats historiographiques autour de deux thèses récentes de Raphaëlle Branche (BRANCHE, 2001) et de Sylvie Thénault concernant l’histoire algérienne (THÉNAULT, 2001), le "choc" politique du 21 avril 2002 avec le Front national et Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle, le déclenchement de la guerre en Irak au printemps 2003 et l'ensemble des débats depuis 2002 sur l'antisémitisme dans les écoles et en 2003 la résurgence de ceux sur le voile… furent autant de sujets d'actualité, dont les entretiens se sont fait l'écho, dont les élèves scolarisés se sont emparés, autant de questions de contexte qui ont indiscutablement joué dans l'analyse que chacune des personnes interrogées nous donnait à voir, à entendre ou à percevoir. Ce contexte fait partie intégrante de notre enquête. Il est un des éléments de compréhension de ce qui se joue en classe lorsque sont évoqués, par les enseignants, quel que soit leur niveau d'exercice et leur discipline, les " sujets délicats " de l'histoire du XXème siècle.

Mais il est un autre élément de contexte qui a son importance : celui des débats très présents en France depuis une quinzaine d’années, entre « républicains » et « pédagogues » ; dans le cadre d’un débat caricatural censé opposer une transmission scolaire frontale et une tendance constructiviste de l’appropriation des savoirs. L’enquête s’est déroulée au moment du plein essor de cette controverse, pédagogique celle-là, qui n’est pas sans rapport avec le sujet de la transmission de l’histoire. Car on a eu tendance à opposer la transmission d’un récit national traditionnel à la construction critique, citoyenne et démocratique que propose l’histoire. Malgré tout, à propos de la Shoah, cette opposition pourrait s’avère plus difficile à distinguer. Quoi mettre en débat (comme savoirs) et quelle négociation du sens pour l’extermination peut-on discuter, dans le cadre d'un enseignement critique ? l’autorité du savoir scientifique ne permet-elle pas de prémunir ici un relativisme éventuel ? Entre le modèle narratif mythique et le modèle constructiviste critique, peut-être y a t’il une voie médiane où l’un des deux modèles ne se sent pas exclu par l’autre.

« Enseigner la Shoah » ? Des cours pas comme les autres

Comment aborder la Shoah à l’école ? Comment « faire connaître la Shoah à l’école » (BORNE, 1994)? Faut-il enseigner la Shoah ou « enseigner sur la Shoah » (LECOMTE,  GIACOMETTI, 1998)? « Comment éduquer contre Auschwitz » (FORGES, 1997) dans l’école française ? Voire, comment ne pas « pédagogiser » (SCHNUR/ERNST, 1997) la Shoah au risque de relativiser l’événement ou au contraire, le sacraliser ? Autant d’interrogations qui, depuis une grande décennie, sont au cœur des questionnements pédagogiques des professeurs du secondaire et, désormais, des professeurs des écoles depuis les nouveaux programmes de l’école primaire de 2002. Comment rendre compte de l’irrémédiable ? Comment dire l’horreur du système d’extermination, du système concentrationnaire ? Comment aborder ce cours « pas comme les autres » en touchant les élèves, sans réduire la leçon à un exercice de déploration ? Comment aborder l’extermination en exerçant un esprit critique et scientifique au risque de perdre, dans le rapport pédagogique sa dimension d’indicibilité ?

De manière générale, et c’est le premier constat de la recherche menée, il existait dans les pratiques une réelle et significative tension entre le devoir de mémoire, et la nécessité de dire l’histoire. Le logos de la vérité contre le « souviens-toi » de la fidélité et de l’affection : voilà la tension majeure qui parcourait l’ensemble de la didactique de l’histoire à l’école française aujourd’hui. Et parmi les sujets qui occupaient l’horizon moral du « souviens-toi » et la sphère ontologique de la reconnaissance, l’extermination des juifs d’Europe en constituait la matrice paradigmatique, sorte de modèle où s’éprouvaient les didactiques de l’histoire. Une dimension compassionnelle s’installait bien souvent : les bons sentiments, les oppositions simples (juifs/victimes ; nazis/bourreaux) l’absence de « zone grise » (Primo Levi), et surtout, une émotion qui submerge. Si les professeurs d’histoire disaient tous mettre en scène un savoir critique et une méthode rigoureuse, le cours lui-même et l’évaluation qui était faite (quand elle était faite) renvoyait plus à l’exercice d’un devoir de mémoire qu’à un travail d’histoire. La commémoration n’était jamais loin, en lieu et place de la leçon d’histoire.

Ces tensions didactiques entraînent toute une série de pratiques de classes spécifiques, qui passent par l’accueil de témoins, la visite de « lieux de mémoires », l’usage systématique et très fréquent du film : au fond, sur ce sujet en particulier, et ce de façon massive, les enseignants font de ce cours d’histoire un moment important de l’année, « un cours pas comme les autres », moment où pour beaucoup, l’enseignement de l’histoire trouve toute sa raison d’être. De cette disposition spécifique et symbolique du cours au sein de l’année scolaire, de cet aménagement de ce moment important à l’occasion duquel les enseignants inventent bien souvent des pratiques, comme des relations avec les élèves, ou testent de nouveaux dispositifs didactiques, les élèves déduisent que ce cours est chargé d’une dimension exceptionnelle, voire sacrale.

Cela est renforcé par le fait que ces cours sont souvent l’occasion de faire de l’éducation civique, explicitement. L’extermination occupe dès lors la place de l’exact envers des droits de l’homme et est fréquemment mobilisé en classe par des enseignants soucieux de rendre justice de cet événement dans le cadre d’un « plus jamais cela » souvent exprimé, et si ce n’est pas le cas, toujours présent implicitement dans l’organisation des séances de classe. Autrement dit, cette fonction civique de cet enseignement à deux conséquences directes : la première est de faire de la Shoah une question morale, ou l’histoire même semble reléguer à distance du cours ; la seconde est de reformuler indirectement la fonction laissée à l’héroïsme dans le curriculum français. Alors que pendant longtemps (depuis Jules Ferry, de facto) l’héroïsme était tourné vers le futur, tout auréolé de la gloire du passé, incarné par des personnages censés représenter la France dans toutes ses traditions, l’héroïsme actuel passe désormais par une morale de la souffrance des victimes : aux héros positifs d’hier s’est substituée une héroïsation des victimes du passé.

Dans ce schéma mémoriel du cours d’histoire, tel qu’il fonctionne depuis que la France a retrouvé sa mémoire concernant Vichy et la déportation des juifs de France (soit, depuis une petite quinzaine d’années), les cours d’histoire se heurtent à des réactions d’élèves qui viennent miner littéralement le pacte pédagogique existant entre enseignants et apprenants. L’enquête menée dans l’Académie de Versailles de 2000 à 2003 a confirmé ce que d’autres avaient déjà pressenti.

Les difficultés propres de l’enseignement de la Shoah

Cinq difficultés majeures ont pu être dégagées avec suffisamment d’exactitude. La première est liée au danger que pourrait constituer une forme de sacralisation du sujet, sans esprit critique en retour. Beaucoup d’enseignants redoutent cette fixation des rôles sans examen : bourreaux vs victimes, qu’ils ont pourtant eux-mêmes contribué à installer et à conforter. Ce n’est pas dans le sacré que l’on construit l’histoire raisonnée, le logos de la vérité, craignent ceux qui en voient les limites effectives dans l’intimité de leur classe.

La deuxième difficulté touche à la victimisation des juifs, et peut être étendue à tout groupe envisagé sous l’angle de leur seule place douloureuse dans l’histoire. Cela tient, pour les juifs, à leur place dans les programmes et les pratiques scolaires françaises. Mis à part en sixième, pour les élèves âgés de 12 ans, où le monde des Hébreux est abordé aux côtés des autres grandes civilisations de l’Antiquité, les juifs n’apparaissent dans l’enseignement de l’histoire qu’au moment de leur extermination, ou, (mais est-ce consolant ?) au moment de l’Affaire Dreyfus. Les questions sont nombreuses et sont connues depuis que l’historienne spécialiste de la mémoire de l’extermination Annette Wieviorka les a formulées dans les années 80 : comment s’identifier aux morts ? Comment s’identifier à ceux qui n’ont de statut que dans la victimisation de leur position sociale et historique ? C’est le sens des réserves faites ces dernières années sur les voyages scolaires à Auschwitz, avec de très jeunes élèves parfois. Que peuvent-ils comprendre, ressentir ? Le sens du voyage, qui a lieu parfois l’espace d’une seule journée, dans des conditions d’exécution qui laissent parfois à revoir, n’est pas toujours lisible.

La saturation des élèves, concernant ce sujet représente une troisième difficulté. Difficulté presque insupportable à analyser, tant elle vient contredire l’ensemble des objectifs pédagogiques, et agit presque à l’inverse de l’intention professorale. Contrairement à ce que l’on croit fréquemment, ce phénomène n’est pas récent. En 1982 déjà, Annette Wievorka parlait de saturation, en classe, après l’attentat de la rue Copernic, et au sujet du thème de l’antisémitisme. Dans l’effort de dire l’ineffable, l’organisation du curriculum fait en sorte que les élèves entendent parler de la Shoah, et souvent d’une manière similaire, de l’école primaire, au collège comme au lycée. Non pas similaire dans les informations historiques apportées, mais similaires dans la tonalité et l’émotion du cours. Et souvent dans plusieurs disciplines, en Lettres jusqu’en philosophie. Dès lors, la Shoah devient ce topos qu’il faut servir au professeur. C’est ce qu’un enseignant de philosophie en classe terminale appelle l’ « écrasement de la référence ». A force d’en parler, et trop, ou mal, on passe à côté de l’enseignement tel qu’il devrait se faire. Une explication à cela peut être apportée par le fait que beaucoup d’enseignants parmi ceux de plus de 37 à 38 ans (c’est-à-dire la majorité d’entre eux) ont découvert la question des juifs sous Vichy alors qu’ils faisaient leurs études d’histoire, à l’Université, ou même lorsqu’ils étaient déjà en poste, pour les plus âgés. Inévitablement, leur volonté de parler de cette période douloureuse de l’histoire nationale et européenne s’en trouve décuplée, eux pour qui le tabou scolaire a existé.

Une quatrième difficulté vient d’un effet de relativisation liée à une certaine concurrence des mémoires qui s’installent en classe. Les élèves perçoivent très bien cet investissement professoral à propos de ce sujet, qu’ils traduisent parfois en un sentiment de surinvestissement, aux dépens d’autres sujets dont les élèves ont par ailleurs désormais connaissance : le génocide tutsi, au Rwanda, la question arménienne, la colonisation… De fait, ces sujets sont moins abordés en classe et laissent souvent les élèves dans un sentiment d’injustice : il y aurait donc « une souffrance plus légitime qu’une autre ». Ce sentiment préjudiciable à l’étude de la Shoah est source de confusion chez les élèves, sans qu’il puisse être nécessairement levé par les enseignants parfois débordés ou dépassés. Injustice, incompréhension parfois mais aussi provocation. Et c’est là la cinquième difficulté que les enseignants rencontrent, lorsque les élèves font ouvertement des réflexions antisémites. Dès lors, deux regards s’affrontent, autant que deux générations : le professeur qui est un adulte en rapport d’autorité et l’élève qui joue de la provocation, en jouant sur le sujet particulier où il est sûr de faire mouche.

Par ailleurs, cinquième difficulté, l’enquête a montré à quel point les enseignants pouvaient parfois être incapables de répondre aux revendications identitaires des élèves comme aux discours politiques ou antisémites tenus par eux. Pour toute une série de raisons qui tiennent essentiellement à leur culture historique, juridique ou sociologique, peu sont en mesure de répondre aux provocations d’élèves qui saisissent le conflit israélo-palestinien comme arme contre le discours professoral.

Au fond, si l’on tente de réfléchir avec Alain Legardez à la didactique des sujets sensibles en classe, on doit reprendre sa typologie des caractéristiques des questions socialement vives en classe, caractéristiques qui sont autant de risques. La première est liée à la légitimité, d’une part du savoir mobilisé par le professeur qui peut venir heurter les élèves qui doivent à la fois accepter l’apprentissage d’un savoir dans le cadre scolaire et l’intégration de ce savoir dans leurs propres schèmes mentaux (ce que la didactique appelle le savoir social des élèves). Entre ces deux références aux savoirs, des tensions immédiates, voire des collisions peuvent exister. Légitimité d’autre part de l’enseignant lui-même : « vous le prof, le Français, vous ne savez pas la souffrance de ce que les colons ont fait pendant la colonisation. Nous, notre famille, elle sait » Un jeu entre « eux et nous » s’installe, que l’on aurait tort de ne porter qu’au seul crédit (ou débit) des élèves. (« Non là, sur la Shoah, ce ne sont pas des cours comme les autres, ce n’est pas possible. Je suis, comment dire… dépassionnée sur la guerre d’Algérie. Même si en même temps, c’est plutôt la passion des élèves que je vais rencontrer. Finalement, pour moi, je suis plus dans un rapport… confrontée à une passion très forte en face. Alors  que sur la Shoah, chez moi, la passion vient toute seule. » - Entretien n°39, Histoire, lycée -)

La deuxième caractéristique didactique de l’enseignement des questions socialement vives que je retiendrai, c’est celle des risques précisément. Risques pour les élèves d’avoir à intégrer ce savoir savant et scolaire malgré son savoir social qui peut s’y opposer fermement : « Je comprends rien, Madame. À la maison, je regarde Al Jazira et ils disent que les juifs sont des oppresseurs de Palestiniens et là, avec Primo Levi, c’est vraiment injuste ce qu’ils ont fait aux juifs ». Risque aussi pour les professeurs, car les risques du métier, de louper la séance sont d’autant plus aigus qu’il s’agit d’une question potentiellement vive, avec des pratiques moins routinières, moins assurées, ou s’élaborent majoritairement des didactiques innovantes, tranchant avec le quotidien du travail à l’année.

On peut encore enseigner l’extermination des juifs en France…

Pourtant, le rapport de recherche de l’INRP sur l’Académie de Versailles permettait de nuancer ce qu’un débat médiatique tenait dans cette formule sur les « territoires perdus de la République », sorte de territoires devenus hostiles à tout enseignement, lieus urbains antisémites et rétifs à tout enseignement de la Shoah. Ce que le philosophe Alain Finkielkraut n’a cessé de dénoncer. La réalité statistique du moins est autre. S’il y a des établissements scolaires en France qui connaissent des difficultés sérieuses quant aux contenus d’enseignement et aux apprentissages, il semble que dans la majorité des cas, y compris dans les quartiers dits « sensibles » ou « difficiles », des équipes d’enseignants poursuivent leur tâche sans difficulté plus grande que celle déjà inscrite dans l’accomplissement de leur mission éducative face à un sujet de cette nature.

Mais ceux-là le font en toute conscience des enjeux globaux de cet enseignement. C’est du reste sans doute en Lettres que cet enseignement des sujets sensibles est le mieux assumé. Peut-être parce que, par la littérature, les professeurs ont l’habitude d’assumer l’émotion suscitée par les textes et partant, celle des élèves. La cohérence didactique s’organise selon un régime de vérité propre à la discipline.

Si l’on accepte le cadre théorique que propose Develay (DEVELAY, 1995), qui considère que « la didactique considère que la particularité des savoirs enseignés détermine des modes d’apprentissage et des modalités d’enseignement particuliers », alors il faut examiner attentivement ce que propose Alain Legardez (LEGARDEZ, SIMONNEAUX, 2006) lorsqu’il évoque plusieurs pistes pour enseigner ces sujets sensibles : la première est de s’adosser sans cesse à une problématisation, en veillant à transposer de façon assumée le contenu le plus rigoureux dans une didactique assurée ; tout en veillant à être conscient que la problématisation renforce le côté « chaud », voire « brûlant » du sujet. La seconde piste se joue dans la question des rapports aux savoirs, qui supposent (nous l’avions noté dans le rapport d’enquête de l’académie de Versailles) une maîtrise non seulement des objets historiques, des contenus, mais aussi des enjeux juridiques et sociologiques de cette question, ainsi qu’une maîtrise des représentations des élèves et de la sociologie exacte des élèves confiés à l’école.

Des conclusions relues en fonction des questions mémorielles d’aujourd’hui

De fait, les questions de tensions entre histoire et mémoire en France se sont légèrement déplacées. Quatre études de l’INRP ont permis de le mesurer. Une hypothèse peut être avancée désormais : Vichy, la déportation et l’extermination des juifs de France et d’Europe ne constitue plus un sujet controversé, au sens d’ « un passé qui ne passe pas ». Cela ne veut pas dire que les difficultés didactiques ne persistent pas. Mais elles font l’objet d’un relatif consensus désormais dans l’ensemble du système scolaire. De plus, de nombreux et remarquables travaux historiques, des Musées, des livres de témoignages, des références cinématographiques nombreuses permettent de doter les enseignants de ressources pédagogiques considérables. Tout se passe comme si, ces dernières années, en classe, la question récurrente qui se pose aux professeurs comme aux élèves, à l’occasion des cours d’histoire, était la question de l’altérité, des mémoires plurielles et en concurrence, des histoires plurielles qui composent le roman national qui ne s’avouait pas, il y a encore vingt ans, aussi divers, et pour finir, le passé colonial de la France.

Pour chacune des enquêtes de l'INRP, des traits dominants communs peuvent être soulignés, s’apparentant à des constats d’ensemble : les prescriptions officielles d’abord. A analyser les programmes de l’éducation nationale de manière exhaustive, mais aussi les circulaires comme les débats publics menés sur les questions d’histoire et de mémoire en classe, on est frappé par l’augmentation significative de cette problématique dans les décisions institutionnelles concernant le curriculum. Que cela soit sur le génocide arménien ou la colonisation, et plus récemment encore sur l’histoire de l’immigration, depuis 2000 environ, le ministère et les commissions de programme semblent être particulièrement sensibles aux enjeux mémoriaux. L’évolution vers une prise en compte de pages d’histoire non suffisamment abordées jusque là en classe.

Incontestablement, le même constat peut être fait pour l’écriture des manuels scolaires. A la lecture et à l’analyse des manuels scolaires de l’école primaire comme du secondaire, sur l’ensemble des sujets sensibles de la société française, qui sont des sujets d’histoire, les contraintes mémorielles pèsent de tout leur poids. La présence nouvelle de double page sur des sujets qui jusqu’alors ne faisaient au mieux que 200 à 300 signes, en témoigne largement. De la même manière, on observe une inflation d’offre ou de projets d’outils pédagogiques à destination des enseignants concernant les sujets comme la colonisation, l’immigration ou l’esclavage.

Reste la question des pratiques. Les enquêtes qui débutent devront mettre en évidence ce qui change ou reste inchangé dans les pratiques effectives du cours d’histoire. Dans quelle mesure les enjeux mémoriaux influent sur la manière de dire l’histoire aux élèves ? Dans quelle mesure la pluralité (ou l’altérité) que l’on reconnaît chez les élèves joue t-elle sur les pratiques. Même si, à ce sujet, des pistes peuvent d’ores et déjà être avancées. Derrière toutes les catégories de désignation professorales qui concernent les élèves et les raisons qui poussent aujourd’hui, à faire une autre histoire de France en classe, se cache la question des enfants que l’on reconnaît comme issus de l’immigration, et d’une autre religion. Au fond, c’est le retour de la question religieuse qui taraude le système public d’enseignement. Ce retour est perceptible dans les débats très nombreux et parfois très vifs menés au sein de l’éducation nationale au sujet de la loi de 2004 sur la laïcité en milieu scolaire ; on le repère aussi dans les catégories de désignation des élèves qui penchent de plus en plus vers des catégories religieuses (enfants « musulmans », « élèves juifs »…) ; mais il se trouve aussi dans les revendications des élèves, qui peuvent réinvestir l’Islam par exemple, dans le cadre d’une construction identitaire de revalorisation d’eux-mêmes et de leur famille immigrée.

Le postcolonial en question

La colonisation, l’esclavage et l’immigration entretiennent des relations historiques nombreuses et complexes. L’histoire du phénomène colonial sur la longue durée a connu l’esclavage sans se réduire à lui, et l’immigration a partie liée avec la colonisation, sans que celle-ci en soit la seule source. Leur présence respective dans le système scolaire français ne relève pas de la même histoire ni de la même nature.

La colonisation a toujours fait partie du cursus scolaire, contrairement à ce qui est dit parfois sans examen. Elle a toujours fait partie intégrante du curriculum et des manuels scolaires de l’école primaire comme du secondaire. Elle a même constitué l’une des dimensions fondamentales des apprentissages d’histoire sous la IIIe République, sorte de matrice idéologique à la propédeutique citoyenne des élèves français, des années Ferry aux années 1950-60. La colonisation faisait partie du projet français et, partant, du projet d’éducation citoyenne des élèves français. Dès l’école de Jules Ferry, le projet colonial était décliné en direct dans de nombreuses classes françaises, au fur et à mesure des conquêtes et de l’avancée des troupes coloniales. Le couple Bugeaud/Abdel Kader, par exemple, a été l’un des modèles de référence d’héroïsation auquel aucun élève français n’a échappé en métropole (EIZLINI, 2005), ni même dans les colonies (ABECASSIS, 2007). De la même manière, la carte murale multicolore présentant les différentes colonies a accompagné le quotidien scolaire des classes jusque dans les années 1960. La République vantait les colonies dans leur dimension de civilisation et de progrès, tels que les manuels de l’école primaire pouvaient le faire jusqu’à une date finalement récente de l’histoire scolaire : le milieu des années 1960 (EIZLINI, 2007). Le temps des colonies, permettait de dire la « très grande France », « le progrès accompli dans tous les domaines », ainsi que le prestige d’une France présente partout dans le monde. Au fond, on ne pensait pas la République sans la colonie.

L’évolution de l’inscription de l’espace colonial dans les manuels scolaires et les programmes (LANTHEAUME, 2002) permet de mesurer également ce qu’ont pu être les mutations à l’œuvre dans l’univers scolaire. Françoise Lantheaume analyse trois évolutions majeures de l’écriture des manuels scolaires. La première réside dans ce qu’elle appelle le rôle de refroidisseur de la question joué par les auteurs des livres. Ce refroidissement des enjeux, à l’œuvre dans les livres scolaires, se fait par la dissémination de l’objet au sein de plusieurs niveaux de classe, dissociant la colonisation des luttes de décolonisation. L’occultation de thèmes majeurs de la colonisation est évidemment un autre moyen de refroidir la question. La violence coloniale par exemple, si elle décrite, héroïsée et mise en valeur jusqu’aux années soixante comme la marque de la civilisation française qui s’affirme y compris par les armes, tend progressivement à être euphémisée, reléguée dans l’explication et finalement pour être peu étudiée. De la même manière, le racisme colonial que dénonçait Pierre Vidal-Naquet, n’est presque jamais présenté dans sa particularité et ses manifestations idéologiques et quotidiennes. Au fond, l’évolution de l’écriture des manuels s’est lentement dirigée vers une moralisation du conflit colonial : la violence est, depuis les années 80, renvoyée dos à dos. La critique raisonnée et apparemment fiable ou objective (par la profusion des documents présentés) de la colonisation se fait par la critique des excès, des colons comme des partisans du FLN par exemple. Cette moralisation empêche parfois de penser l’histoire de toute sa complexité, mais a le mérite pratique de refroidir la question autour de valeurs sur lesquels l’accord peut être fait.

S’il y a bien un sujet qui n’a pas varié dans sa présentation scolaire, au moins du point de vue de la tonalité morale de sa présentation, c’est la question de l’esclavage et de la traite négrière atlantique. Il est souvent d’usage de dire que l’école française n’a rien fait et rien dit sur l’esclavage. C’est souvent un effet de regard à courte échelle chronologique (FALAIZE, 2009). Après 1945, sans doute du fait des résonances morales que le sujet pouvait avoir à l’heure où l’on dénonçait sous le vocable d’esclavage les crimes des Nazis en Europe, la traite était présente dans les manuels d’histoire, du primaire comme du secondaire, dans les chapitres consacrés à la politique mercantiliste et coloniale de Colbert (principal ministre du roi Louis XIV). Les manuels primaires, par exemple, abordaient cette question au sujet du ministre du roi Colbert et du grand commerce, dans une écriture typiquement coloniale : « Nos Antilles étaient florissantes ; mais c’était au prix d’un honteux esclavage. » (GRIGNON, 1950) Le Code noir et la Traite sont présentés au sein de paragraphes souvent autonomes, ainsi que Toussaint Louverture, général des armées de la Révolution française. En effet, notamment après la publication des nouveaux programmes du premier cycle de l’enseignement secondaire de 1969  (pour les élèves de 13 à 14 ans), les textes officiels incitent les professeurs dans leurs classes à aborder la question de l’esclavage. La place du sucre considérable dans les échanges de l’Ancien régime et la part de la richesse coloniale dans la balance commerciale de la royauté française était l’occasion de présenter dans de parfois longs développements le commerce triangulaire, l’esclavage dans les plantations et la situation faite aux Nègres. Le manuel de 4ème (pour les élèves de 13 ans) de Pierre Milza et Serge Bernstein sorti en 1970 pour le collège (MILZA, BERSTEIN, 1970), témoigne de l’importance que ce thème pouvait avoir. Il est difficile de dire jusqu’à quel point il était étudiée dans les classes, mais il semble que la politique mercantiliste de Colbert (aujourd’hui très largement oubliée des programmes et manuels) a toujours été l’occasion de développements plus ou moins longs, plus ou moins précis, sur ce sujet, avec les élèves, notamment à l’école primaire.

Au fond, le retrait relatif de cette thématique dans l’enseignement date des années 80. Il se fait à la faveur (ou à cause) de deux facteurs principaux. Le premier tient au fait que toute une histoire traditionnelle de la France disparait progressivement. Roland (celui de Ronceveaux ; bataille perdue par les Carolingiens en 778, contre les Vascons. Cette bataille est devenue l’un des moments forts de l’école républicaine), Duguesclin (1320-1380 - noble et chevalier français, présenté longtemps dans l’école française comme le modèle de la noblesse en arme, avec vaillance, courage et loyauté au roi., Bayard ((1476-1524 - noble sans fortune, il participe aux guerres d’Italie. Il est décrit dans les manuels scolaires de la troisième république comme « sans peur et sans reproche ») et autre Colbert ne font plus partie nécessairement des personnages emblématiques de l’histoire nationale. L’heure est au politique et à l’analyse de la monarchie absolue. Bossuet remplace Colbert, l’idéologue remplace le ministre. L’analyse du concept politique remplace la glorification par l‘anecdote du commis d’Etat, travailleur et fidèle. L’autre raison que l’on aurait tort de mésestimer, c’est la forme même des manuels scolaires : des années 1970 aux années 1990, les manuels du secondaire perdent peut-être plus de la moitié voire des deux tiers de leur contenus en signes d’éditions. C’est-à-dire que la part réservée au texte s’efface devant celle dévolue aux documents. Ecrire en 12000 signes l’ « essor colonial » du XVIIIème comme le fait Pierre Milza et Serge Bernstein ou l’écrire en seulement 3000 signes aujourd’hui (et encore !), ce n’est pas la même chose. Des choix sont faits, et comme la carte du commerce triangulaire subsiste comme un document patrimonial de l’école et de l’édition scolaire, les manuels récents écrivent le mot « esclavage » dans le texte d’auteur en renvoyant à la carte illustrative. L’implicite suppose que le professeur sait, d’évidence, ce qu’est l’esclavage. Cette posture sans doute illusoire et préjudiciable à l’analyse raisonnée et critique du phénomène de la Traite négrière, explique en partie le sentiment de la faiblesse du traitement de la traite négrière dans les manuels scolaires.

Après la loi Taubira du 21 mai 2001 qui vise à mieux intégrer l’étude de la traite négrière atlantique dans les programmes scolaires, le rapport du Comité pour la mémoire de l’esclavage montre la nécessité d’observer le monde scolaire avec distance et discernement. Certes, il n’est pas possible de « justifier en aucun cas la place mineure de la traite et de l’esclavage dans l’enseignement » (COMITÉ, 2005, p. 35) ; cependant, le rapport souligne combien les éditeurs comme les auteurs de manuels sont à l’écoute de l’évolution de la recherche, anticipant souvent largement les prescriptions officielles. C’est particulièrement vrai pour les éditions des manuels de collège, entre 1996 et 2006 : Le développement significatif du nombre des documents comme de la place effective accordée à ce sujet d’histoire, a lieu en une dizaine d’année (1995-2005) alors que rien dans le programme n’était explicitement indiqué.

L’histoire de l’immigration, un cas d’école

Parmi les sujets qui ont à voir avec le postcolonial, l’histoire de l’immigration présente, en France comme dans beaucoup de pays d’Europe, présente une situation très singulière (FALAIZE, 2008). Jusqu’au milieu des années 1970, l’école française ne prenait pas en compte la question de l’histoire migratoire. C’est à la faveur des regroupements familiaux et du développement des concentrations périurbaines que les enseignants ont commencé à inventer des pratiques prenant en compte l’origine de leurs élèves. L’histoire des familles des élèves issus de l’immigration a investi l’espace scolaire tout entier, et en priorité de l’école primaire, afin de rendre compte de la part étrangère de l’histoire récente nationale, fortement liée à l’exil postcolonial. Le développement de l’histoire de l’immigration stricto sensu n’a eu lieu véritablement que dans les premières années 2000, à la faveur des débats qui ont présidé à l’installation, Porte Dorée à Paris, de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Très récemment les éditeurs scolaires comme les programmes (primaire en 2002, mais surtout les derniers textes  pour le collège en 2008) ont intégré cette dimension constitutive de la nation française.

Beaucoup de pratiques de classe reposent, ou prennent appui, à un moment ou un autre, sur les familles des élèves présents dans la classe. Pour évoquer l’histoire et les mémoires de l’immigration, l’école a recours aux familles des élèves présents en classe, à leur histoire. Dans les pratiques de classe, de l’école primaire à la Terminale, en cours d’histoire comme en Lettres ou en Sciences économiques et sociales, il est d’usage fréquent de demander aux élèves de dire leur « origine », « d’où ils viennent », leur « pays d’origine ». Cet usage est d’autant plus fréquent qu’il s’appuie sur la volonté de rendre compte d’une particularité que les enseignants souhaitent valoriser. Plus que cela, cette particularité devient objet d’enseignement. Dans certains cours on enseigne l’histoire de l’immigration, et dans d’autres, et parfois dans les mêmes, s’opère une inversion de l’ordre scolaire, du rapport pédagogique, où ce n’est plus l’enseignant qui apprend aux élèves un contenu disciplinaire, mais bien l’élève qui apprend aux « autres » (les élèves de sa classe, l’enseignant…) une partie de son histoire de l’immigration. Les enseignants retournent le stigmate de l’élève (« issu de l’immigration », « maghrébin », « musulman », « immigré », « d’origine différente »…) pour valoriser la différence et la richesse supposées que cette « origine » (comme par magie) était supposée lui octroyer. Il s’agit ni plus ni moins d’une déconsidération sociale reconsidérée scolairement, comme une réhabilitation symbolique. Comme on créerait une « stigmatisation positive » en quelque sorte.

L’actualité et les enjeux du présent et sont omniprésents dans l’école, qu’il s’agisse des objectifs affichés ou implicites, des attentes à l’égard des élèves ou des finalités que les professeurs assignent à l’enseignement de l’histoire de l’immigration. L’actualité (politique, proche orientale, économique et sociale…) semble obérer toute réflexion pédagogique, dans les pratiques les plus quotidiennes, sur l’histoire de l’immigration. C’est à dire qu’elle vient exercer une pression accablante pour l’objet historique : la domination des disciplines autres que l’histoire pour aborder l’histoire de l’immigration en témoigne. Tout se fait au nom d’un « ici et maintenant ». Les enseignants définissent des modalités de faire cours, et des entrées disciplinaires et thématiques plus en lien avec les préoccupations qui sont les leurs et qu’ils devinent chez leurs élèves. La place des débats récents sur la question migratoire et l’identité nationale, l’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, les débats publics (politiques et associatifs) autour de l’expulsion des immigrés en situation administrative irrégulière sont autant de thèmes d’actualité qui hantent les consciences au sein d’un monde éducatif particulièrement réceptif aux notions de respect, de tolérance et d’ouverture au monde, conformément aux termes même des différents programmes, toute discipline confondue.

De manière générale, le thème de l’histoire de l’immigration est vécu, pensé et pratiqué en tant qu’il s’agit d’un objet d’histoire où s’organisent des rapports scolaires mais aussi sociaux entre « eux » et « nous » ; entre des élèves perçus comme « différents » et un « nous » collectif de la communauté éducative et nationale. Une histoire de l’immigration dont seraient porteurs les élèves, dans une « étrangeté » prise en charge avec générosité et souci profond et sincère de reconnaissance, notamment en relation avec l’histoire coloniale française. Mais dans la reconnaissance d’une identité des élèves souvent figée, sans contexte, sans restitution de la complexité du processus migratoire. Fondamentalement, les enseignants désireux de prendre en compte la culture des élèves, ou du moins, de permettre la reconnaissance de « leur « culture », « leur histoire », vont très souvent, sans le vouloir bien sûr, à l’encontre d’une idée d’échange culturel qu’ils défendent pourtant par ailleurs : en réifiant l’identité supposée des élèves qu’ils ont en face d’eux, ils se font, en somme, une conception et une seule de l’identification des élèves et dissimulent, à leur corps défendant, la complexité et la pluralité des existences des élèves.  Par ailleurs, et pour ajouter encore à cette confusion des principes directeurs de leur action pédagogique, les professeurs tentés par une telle démarche de reconnaissance sans examen, dans une générosité bienveillante et spontanée, « enferment » les élèves dans une reconnaissance de groupe (« les élèves Maliens », « les Maghrébins »…) où un regard extérieur ne peut être posé pour aider ces élèves en adolescence, à l’inverse même d’une conception dialogique de la construction identitaire. Le rapport d’enquête constatait qu’il y a un impensé de l’histoire migratoire en France véhiculé par l’école et par l’institution tout entière : un impensé qui concerne non pas les immigrés eux-mêmes mais la nation elle-même et qui fait de l’étranger un autre irréductible, et de l’immigré, ou de ses enfants, une figure équivoque de la question nationale. Des « autres », l’école ne cesse de parler. Mais d’un « nous », d’un « nous » collectif national et construit dans une histoire longue, l’école a manifestement plus de mal à l’aborder encore sereinement.

Pour conclure

Assurément, enseigner les drames du passé ou les sujets controversés de l’histoire nationale marque une rupture avec une tradition scolaire mais aussi académique française. Alors que l’histoire enseignée mettait en avant les ancêtres auréolés de gloire et de sentiments nationaux ou chrétiens (ce qui, dans certains cas, ne faisait qu’un), le retour en force au cours des années 2000 des débats sur l’histoire de France et les enjeux de mémoire a participé de la désacralisation définitive de la Nation.

La France est progressivement sortie d'une histoire immobile, chauvine, jalonnée de figures héroïques dont le destin se confondait avec celui de la nation. On pouvait faire appel à l'émotion (et on le faisait communément) sur des exemples historiques parfois très lointains comme le martyr de Blandine (membre de la communauté chrétienne de Lyon, Blandine est emprisonnée avec ses coreligionnaires, torturée et condamnée à mort dans les arènes de Lyon/lugdunum. Elle aurait été épargnée par les lions. Devenue symbole pour les chrétiens, son imagerie s’affirme au XIXe siècle et est reprise, presque tel quel, par l’école républicaine d’avant première guerre mondiale. Elle fait figure des héros français que la IIIe république célèbre dans les leçons destinées aux élèves, à travers la production éditoriale scolaire). Cette émotion entretenait en chacun un rapport patrimonial et mythique au passé et contribuait à l'édification des héros nationaux. Si cette conception de l'enseignement de l'histoire fut vivement critiquée au cours des années soixante-dix, elle avait déjà été remise en cause après la Première et la Seconde guerre mondiales. À partir de ce moment, on assiste à une véritable mutation : le cadre des préoccupations change et le souci de l'édification nationale s'estompe pour finalement disparaître. On se situe dans le monde contemporain, on interroge les événements qui ont un lien générationnel avec les enseignants et les élèves eux-mêmes. La perte de l'Empire colonial accentue le mouvement dans les années 1960. Les pages noires de l'histoire nationale ne semblent plus être taboues ; la nécessité de transmettre une mémoire devient obsédante. On comprend que dans cet espace condensé de faits chargés de douleurs, l'émotion change de nature et soit plus prégnante. Cette injonction sociétale d'un devoir de mémoire, d'un devoir de transmettre, au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix a considérablement imprégné les pratiques de classe sur des sujets aussi délicats, désormais, que la Seconde guerre mondiale (jusqu'alors traitée dans un cadre d'histoire militaire et diplomatique) et les guerres de décolonisation.

Au fond, s'il on osait un raccourci historique sur les XIXe et XXe siècles, l'enseignement de l'histoire serait passé de l'histoire sainte au XIXe siècle à une histoire sacrée de la nation et de la patrie. Après le désenchantement (LOUBES, 2001) de l'Entre-deux-Guerres, cet enseignement se serait installé dans une histoire désacralisatrice, déconstructrice de la nation, suite à la Seconde guerre mondiale et à la perte de l'Empire, qui trouve sa forme achevée pendant l'éveil, pour retrouver une autre forme de sacré aujourd'hui : celui de la mémoire et de la commémoration des victimes.

Derrière ces questions lourdes d’enjeux de transmission scolaire, c’est la question de la formation des maîtres qui est en jeu ici. Le rapport parlementaire dirigé par M. Accoyer ne dit pas autre chose en appelant de « ses vœux un renforcement de la formation permanente des enseignants en histoire, et un soutien, si nécessaire, de manière à rapprocher l’histoire enseignée à l’école des évolutions récentes de la recherche historique. » (ACCOYER, 2008, p. 183) Adosser à des contenus fiables, débarrassés des enjeux de mémoire ou des thématiques portés par des lobbys mémoriels multiformes, les professeurs d’histoire auxquels il conviendrait d’ajouter les Professeurs des écoles et les professeurs d’autres disciplines qui le souhaitent, peuvent alors aborder les pages sombres de l’histoire nationale. À la fois en les réinscrivant dans un contexte historique et en les resituant dans leur importance historique. C’est à ce prix sans doute qu’une conscience nationale apaisée et surtout avertie pourra resituer l’ensemble de l’histoire nationale dans toute son intelligibilité afin d’éclairer pleinement les enjeux contemporains. Comme le dit la présentation d’un ouvrage de Jocelyn Letourneau, professeur d’histoire au Québec, spécialiste des enjeux de mémoire, « il est du devoir de chaque génération de décrocher les rideaux, de les dépoussiérer pour que respire la pièce ou pour que passe une nouvelle lumière » (LÉTOURNEAU, 2000).

« Nous vivons à la merci de mauvais souvenirs. » (MODIANO, 2007). Cette phrase du romancier Patrick Modiano dit la situation de la France ces trente dernières années, avant que l’histoire de la déportation des juifs de France et le rôle de Vichy dans la collaboration ne reviennent à la mémoire d’une France des années 70-80 en pleine crise économique et sociale, ébranlée dans ses certitudes les mieux arrimées aux valeurs de la République et des droits de l’homme. Dans ce contexte d’hypermnésie, les enseignants, dans leur classe, n’ont peut-être plus d’autre choix que d’accepter la confrontation à l’enseignement des « refoulés » de l’histoire nationale, ou du moins, de leur part « controversée », riche de redéfinition de l’identité nationale. Pourtant, Nicole Tutiaux Guillon et la plupart des travaux en didactique montrent, par tradition, que l’enseignement de l’histoire repose sur la neutralisation des savoirs et de leurs enjeux. De tout temps, depuis le rôle joué dans le curriculum par Henri IV, au moment de la séparation des églises et de l’Etat, l’école et son curriculum ont connu ces effets de « refroidissement » des questions sensibles. Françoise Lantheaume a montré dans ses travaux comment la dimension morale mobilisée pour parler de la guerre et des victimes permettait de transférer sur les droits de l’homme la question de la violence de la décolonisation pendant la guerre d’Algérie. Dès lors, et si l’on suit Paul Ricoeur qui parlait d’une nécessaire « juste mémoire », peut-être est-il permis et urgent d’en appeler à une « juste pédagogie » de l’histoire, qui puisse construire une histoire critique sans mésestimer la force sociale de la mémoire en jeu, qui puisse être fidèle au passé sans renier sur la vérité et être fidèle à la vérité académique, sans rien retirer de la dignité des personnes inscrites dans l’histoire.

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Recebido em: 10/01/2014
Aprovado em: 10/03/2014

Revista Tempo e Argumento
Volume 06 - Número 11 - Ano 2014
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